La Vie d’une femme à des messieurs sans compréhension

Alain Goulet

MJW Fédition, 2011

 

Travail de la mémoire

 

C’est un livre qu’Alain Goulet a porté toute sa vie, comme Dominique Fernandez, évoqué secrètement dans ses pages, celui sur Ramon, son père. Il aura fallu que le petit-fils accomplisse sa vie d’homme, écrive sur Gide et Sylvie Germain entre autres nombreux auteurs, pour qu’il puisse se retourner sur sa grand-mère et lui consacrer enfin un récit, simplement, sans rien perdre toutefois de son intelligence critique et de sa culture, nourrie de littérature et des sciences humaines sur lesquelles elle s’appuie. « Elle s’appelait Lise et c’était ma grand-mère. » Ainsi commence cette histoire, où l’auteur va d’abord s’adresser à Lise, qu’il n’a pas connue, ou si peu, avant de lui donner la parole, soit en la reconstituant, soit en la cherchant directement dans ses archives. Car cette femme a laissé des papiers, en particulier un « Mémoire » qui donne son titre à ces chroniques, rédigé dans un asile, pour expliquer son parcours à des psychiatres, qui peuvent être en effet des « messieurs sans compréhension ». La folie s’avère être le seul recours d’une femme éprise de liberté, dans un monde qui ne veut pas accorder cette liberté aux femmes, et fait d’elles, surtout à la campagne, des êtres soumis aux hommes et aux travaux harassants. L’auteur, dans un récit aux accents féministes très émouvants, reconstitue l’existence de sa grand-mère dans un coin de campagne de la Thiérache à une époque marquée par les guerres et les difficultés de vivre. Il lit entre les lignes, et malgré les dénégations de Lise, il comprend qu’elle a été violée par son patron dans la ferme où elle a travaillé jeune fille. Au-delà de l’analyse psychologique sur l’engrenage de la folie, et la façon dont une société enferme ceux qui menacent ses structures et ses fondements, c’est à une étude sociologique que nous invite ce livre, plongée dans un monde rural disparu, où la femme ne possède rien, n’a aucune liberté. En cela, sa démarche est proche de celle d’Annie Ernaux. Dire le monde d’où l’on vient, c’est dire aussi un état de la société et la façon dont il modèle l’intime de mille manières. Ce qui semble le plus intime (la sexualité, l’amour, la folie…) est de fait conditionné par la société, et ce n’est pas un des moindres mérites de ce livre, que de faire des allers-retours fréquents de l’un à l’autre, pour ne pas adopter le ton de la récrimination, mais bien plutôt celui de la compréhension. Tout se passe comme si Alain Goulet cherchait à être un « monsieur » plein de « compréhension » pour accueillir enfin sa grand-mère dans un lieu où elle est enfin à sa place : un livre qui est moins un tombeau qu’un endroit pour vivre, et être enfin écoutée. « On se constitue toujours à travers autrui, par transmission ou élection. Grande loi universelle de la sympathie et de l’amour. »

 

La douleur se transmet aussi, et c’est également à une des cousines de l’auteur, Françoise, qui s’est pendue, comme Lise, qu’est dédié ce récit qui cherche à casser le cercle du malheur et à refaire une filiation en restant fidèle à un être qu’il n’a pas connu mais dont il cherche en lui la trace : « ma carrière, mes écrits et ma vie ont-ils pu être influencés à mon insu par son fantôme en moi ? Les écrivains que j’étudiais m’ont amené à me pencher sur les mystères des êtres et du monde, sur ce que cachent les apparences, à creuser des questions d’identité, de rapport à l’autre et à soi-même. Et au bout de mon parcours, ma perplexité devant les énigmes de certains romans de Sylvie Germain m’a conduit à découvrir la théorie de la crypte et du fantôme qui s’est révélée une clé non seulement pour son œuvre, mais aussi pour la création littéraire et artistique en général. » Certes Lise n’est guère allée à l’école, mais elle avait « la passion des mots », et elle était « douée pour l’écriture », ce qui a sans doute déterminé la vocation littéraire de son petit-fils, qui semble lui présenter à la fin sa femme et ses trois enfants dont il est si fier, et qui continuent après elle, après lui, l’idéal d’une Europe réconciliée, après le sang et les larmes, image que Lise avait entrevue dans son délire, peu avant de se suicider.

 

C’est une histoire très romanesque, tragique souvent et poignante, mais ce n’est pas un roman. Le récit est en effet nourri d’archives, comme des lettres, des documents, des photos, et même une reproduction du billet laissé par « Mme Goulet » avant de se pendre : « Je me donne volontairement la mort je suis trop souffrante depuis longtemps l’avenir m’effraie. Pardon à tous. » L’auteur a également contacté l’asile où elle a séjourné pour retrouver des documents sur son internement. On est saisi par les conditions de vie qui ont été les siennes et par une telle dureté. C’est peut-être bien « le monde d’hier » que fait renaître Alain Goulet dans cet hommage sensible sans être larmoyant ou complaisant. La chronique rejoint l’Histoire, et c’est une page à ajouter à celle des femmes et à celle de la folie, un éclairage émouvant sur ce que Montaigne appelait « l’humaine condition ».

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 27